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La valse des hypocrites

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9-NiNe-9's avatar
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-… donc elle me dit que la mousseline n’est plus in! Alors, Cherrylou, tu sais très bien que c’est moi qui décide ce qui est in et ce qui ne l’est pas, non?

Je m’arrache à la contemplation des quais de Seine pour rassurer ma mère d’un hochement de tête. Bien sûr maman, rien ne se décide sans toi. Tu ne crées pas la mode, tu es la mode! Et cette bande de cancrelats qui te sert d’assistants ferait mieux de baiser le bout de tes Fendi plutôt que de critiquer ton goût pour la mousseline. Bien sûr.

Rassénérée, ma mère reprend son monologue, me décrivant avec moult précisions la façon dont elle a viré cette couturière à la langue trop pendue. Je tourne à nouveau le visage vers la vitre: il est onze heure quarante, ma mère et moi venons de nous lever, et Paris défile sous mes yeux.

Ma mère, déjà bien bavarde en temps normal, devient un véritable moulin à paroles lorsqu’elle est sur les nerfs. Et aujourd’hui, elle a de quoi être stressée car dans vingt minutes précises, je déjeune avec mon père au Murano.
En effet, quelques jours plus tôt, Hans De Van Wieren, PDG de la DVW Bank (et, accessoirement, mon père) m’avait ’fixé’ un rendez-vous. Oui, mon père ne m’invite pas au restaurant, il me fixe un rendez-vous par sa secrétaire. Bien entendu, ma mère ne vient pas avec moi, la dernière fois que mes parents ont échangé plus de quatre mots, c’était le jour de leur divorce il y a presque 12 ans.

Mais maman crise. Je pense que ses médicaments (ceux contre le stress, ou peut-être les coupe-faims, ou encore les somnifères) la rendent totalement paranoïaque. Elle est persuadée que mon père est venu jusqu’à Paris pour me convaincre de venir vivre avec lui, sa femme et ses deux mioches. Charmante perspective, j’en frémis d’impatience.

Selon moi, il vient surtout pour vérifier que ma "timbrée de mère" comme il dit, ne m’a pas foutue sous Prozac ou faite liposucée pour que j’aie l’air cool. Ma mère aime à me balader comme un accessoire à la mode. Elle promène sa jolie fille blonde à travers les défilés de mode et les galas de charité; si elle ne m’avait pas, elle se serait acheté un chien, ou trouvé un mec. Enfin, un mieux que l’actuel, un ringard de chanteur latino sur le déclin qui lui a fait un gosse il y a deux ans et qui maintenant me demande de l’appeler Papa. N’importe quoi.

Pendant ce temps-là, ma mère s’est mise à déblatérer sur la nouvelle directrice de Vogue qui selon elle est la dernière des garces. Cette pauvre femme lui a sûrement refusé une pleine page sur le défilé de la semaine dernière. La malheureuse n’aurait pas dû s’exposer aux foudres de ma mère, elle est capable de lui faire une réputation si pourrie que le magazine la mettra à la porte avec pertes et fracas.

-… êtes arrivées, mesdemoiselles!
Ma mère sursaute comme si on venait de lui balancer un bac d’eau glacée à la figure.
-Hmm, j’y vais, maman. Taxi, déposez-la à Vendôme!

J’embrasse ma mère et bondis hors de la voiture. Elle me regarde abasourdie, tandis que le taxi se réintègre dans le flot de véhicules. Elle a disparu avant que je n’atteigne la porte du restaurant.

A peine passée la porte, une serveuse surgit sous mon nez:
-Mademoiselle… ?
-Azuline De Van Wieren. Je suis attendue.
Avec un sourire, je lui passe devant pour rejoindre la table où, dos à moi, mon père lit le journal en allemand. Sur le chemin, je reconnais deux ou trois personnes que je salue, le Paris riche est un petit village peuplé d’hypocrites.

Évidemment, mon père est déjà là, il est toujours en avance et attend de moi que je sois ponctuelle. J’ai parfois l’impression d’être plus son employée que sa fille.
Me plantant à côté de lui en enlevant mes lunettes de soleil, je le gratifie d’un "Hallo Papa!" et lui colle une bise sur la joue.
Repliant calmement son journal, mon père me sourit: "Guten Morgen, mein Engel"
Il m’a toujours appelée ‘mon ange’, mais depuis leur divorce j’ai remarqué que mes parents évitaient de m’appeler par mon prénom. Ma mère me surnomme Cherrylou tant et si bien que tous ses employés pensent que c’est mon vrai nom et mon père utilise mon deuxième prénom, Angela.
Je suppose que le fait d’employer le prénom qu’ils avaient choisi ensemble pour moi retourne le couteau dans la plaie. Il faut croire que mes parents ne sont toujours pas passés outre la douleur de leur séparation.
Peu m’importe comment ils m’appellent de toutes manières.
Je prends place en face de mon père, celui-ci commandant déjà une salade pour chacun de nous. Quand j’étais petite il commandait toujours à ma place au restaurant et il n’a jamais perdu cette habitude. Ce n’est pas gênant, nous avons les mêmes goûts en matière de gastronomie.

- Alors mon ange, comment vas-tu? me demande-t-il après quelques secondes de silence.
- Je vais bien.
- Comment se passent tes études? Tu ne dois pas perdre ton année d’avance tu sais!

Le voilà lancé sur le thème de mes études, on n'est pas sortis de l’auberge. Autant ma mère se fiche pas mal que je réussisse ou pas car "Tu es assez jolie pour réussir sans étudier!" autant mon père fait une fixation sur mon éducation, persuadé que si je poursuis mes études c’est uniquement sous son impulsion et que plus j’irai loin dans mon cursus scolaire moins je serai sous l’emprise de ma mère.
J’ai parfois l’impression d’être un bout de chiffon que deux chiens se disputent, tirant chacun de leur côté.

Après presque une heure de monologue paternel ponctué de "Oui" et de "Hm…" de ma part, nous attaquons le dessert. Mon portable vibre soudain, interrompant mon père au milieu de sa tirade sur l’importance d’avoir de hauts diplômes quand on veut être respecté en reprenant une affaire familiale. Il croit encore que je lui succèderai à la direction de la DVW Bank, tout comme ma mère est persuadée que je gèrerai la marque quand elle prendra sa retraite. On nage en plein délire.
Le cadran du téléphone affiche "Appel entrant: Zach".

- Excuse-moi, je dois répondre, marmonné-je en me levant pour aller répondre sur la terrasse.

Je décroche en disant juste "Une seconde, je sors." Je déteste quand les gens écoutent mes conversations téléphoniques au restaurant, ça me donne l’impression d’être observée par une bande de charognards.
Arrivée sur le trottoir, je respire un grand coup avant de murmurer:
- Tu m’as manqué.
A l’autre bout du fil, je t’entends expirer un soupir de soulagement.
- Toi aussi, Azuline.

Dans cette sinistre valse des hypocrites, tu seras toujours là pour prononcer mon prénom.
Hi everybody! *remarque qu'il n'y a que des français qui lisent ses textes*

Ahem... Salut tout le monde! :p

Encore un teeexte, wééé.
Dans celui-ci, la narratrice est Azuline, la cadette de mes personnages principaux. Elle était aussi la narratrice d'un texte écrit pour le concours sur les sentiments sur le Forum Francophone.
J'aime bien ce petit brin de fille et j'espère que le texte vous plaira.

Comme toujours, j'apprécie les critiques, les commentaires et les déclarations enflammées. :heart:
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Snowva's avatar
Sympa :) tu aimes faire des personnages riches qui sont blasés de leur vie aisée? Je ne te connais pas donc je demande avec naïveté, sans savoir ton milieu social et tout et tout.

Enfin j'aime beaucoup la fin, et l'importance donnée au prénom. Je connais bien le coup de l'enfant de divorcée, j'en suis une, et soit tu en es une aussi, soit tu as bien pigé le principe un peu pervers (meme chez des gens moins desagreable que les parents de la protagoniste).

Il y a des croyances qui disent que le nom d'une chose a beaucoup de pouvoir...