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Strangers 5 - M.

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9-NiNe-9's avatar
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Je reste assise, immobile à mon bout de la table.
Autour de moi, on crie, on se dispute, on se passe le lait... Autour de moi, ma famille petit-déjeune.
Ils ne m'ignorent pas vraiment, mais personne n'est habitué à ce que je parle à table. Ou à ce que je parle, tout court. On ne me pose pas de questions, on me fait un signe de la main pour me demander les céréales, on me remercie d'un hochement de tête.

J'ai quarante-deux ans et je ne suis même plus une femme ou ne serait-ce qu'une personne depuis longtemps. Je suis la mère silencieuse et fade, qui n'a jamais d'avis sur rien. L'ombre qui fait les repas, le ménage et la vaisselle. Celle qu'on regarde avec indulgence quand elle fait une sottise et qui se sent obligée de murmurer "Pardon, je suis empotée.".

Mes quatre enfants mangent en discutant, totalement oublieux de ma présence. Mon mari, derrière son journal, ne sait probablement pas que je vis dans la maison. L'aînée engueule sa sœur au sujet d'un emprunt de t-shirt, les garçons débattent de l'achat d'un nouvel ordinateur en sollicitant l'approbation de leur père qui hoche la tête en marmonnant une onomatopée.
Je pourrais devenir invisible et personne ne verrait la différence si tant est que les tâches ménagères soient faites. Je suis mieux qu'une bonne à domicile, je suis gratuite et je travaille à plein temps.

Je n'en peux plus. J'aurais sûrement pu vivre toute ma vie et mourir dans cette situation. Il a fallu que le ciel me tombe sur la tête pour que je me réveille de ce semblant d'existence. Je suis pathétique. Non. J'étais pathétique.

Je repose doucement mon verre vide sur la table. Les filles se sont insérées dans la conversation sur l'ordinateur, déclarant qu'il serait dans le salon et pas dans la chambre de leurs frères « Faut pas rêver, non plus! », en prenant à partie leur père qui les approuve d'un bruissement de journal.

Je me lève, personne ne me jette ne serait-ce qu'un coup d'œil. Soit.
Toujours debout entre ma chaise et la table, je reprends en main mon verre. Toujours pas de réaction.

Je jette de toutes mes forces le verre qui explose contre le mur à ma gauche.
Cinq visages ébahis se tournent vers moi en sursautant.
Bien.
-Puisque je vois que j'ai votre attention, j'ai quelque chose à annoncer.

Tous me regardent, médusés. La page des sports baigne dans la tasse à café de mon mari.
-J'ai un cancer. Il est parfaitement traitable car on l'a décelé assez tôt, cependant la nouvelle m'a fait prendre conscience du temps que je perds avec vous, temps que je ne pourrais jamais rattraper. Vous ne me méritez pas, vous me prenez pour un acquis, je fais partie des meubles. Je n'en peux plus et je ne saurais le tolérer d'avantage... Alors je m'en vais. Philippe, je demande le divorce. Tu n'auras qu'à engager une aide ménagère, et tu ne verras même pas que je suis partie. Les enfants, vous êtes une bande de gamins immatures et matérialistes. Vous ne méritez pas l'amour que je vous porte et les efforts que je fais tous les jours pour vous rendre la vie facile. Je vous laisse donc aux bons soins de votre père. Mes valises sont prêtes, je retourne en Bretagne.

Personne n'a bougé d'un iota. Philippe me regarde comme si je venais d'apparaître au milieu de la salle à manger dans un nuage de fumée. Une de mes filles tient toujours sa tartine en l'air à mi-chemin entre la table et sa bouche.
-Bon, j'ai de la route devant moi donc je vais y aller. Je suis un peu pressée, donc je vous laisse faire la vaisselle et nettoyer le verre brisé! Au revoir!

Pas un mouvement à la table, peut-être ont-ils tous eu une attaque cardiaque en se rendant compte que je savais parler.
Je monte dans ma voiture et tourne la clé dans le contact.

Je reprends consistance, je ne suis plus ombre et fumée.
Et je suis vivante. Plus vivante que jamais.
Voici le second texte écrit hier, j'espère qu'il vous plaira. :)
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Elfiane's avatar
J'aime bien :) Je trouve le discours de la dame un peu cliché : j'aurais préféré une espèce de discours gestuelle de regards et de non-dit, mais sinon, c'est très bon :) Un peu triste, quand même, parce que c'est peut-être seulement dans sa tête qu'elle se sent si rejetée...